« A tous les contribuables qui ont su, en défendant leurs droits, fonder les premières démocraties. » En dédicaçant ainsi son Histoire de l'Impôt,l'historien Gabriel Ardant témoigne de l'importance qu'il accorde à la relation fiscale entre gouvernants et gouvernés dans la mise en œuvre des premières formes de responsabilité étatique. Trop souvent considérées comme le simple reflet comptable d'une réalité économique, sociale et politique qui leur échappe, les finances publiques conditionnent pourtant l'existence de l'État, ses capacités d'imposition et son autorité sur le reste de la société. En cela, leur influence outrepasse largement le simple cadre budgétaire pour devenir un véritable élément de
définition d'un projet politique : un État est avant tout une formidable organisation de collecte et de redistribution des revenus à l'échelle nationale.
La sociologie fiscale vise à ordonner cette intuition pour en faire un champ d'étude à part entière, au confluent des domaines plus traditionnels de l'économie politique et de la
sociologie. Rudolf Goldscheid et Joseph Schumpeter en constituent les deux pères fondateurs, lorsqu'à la fin de la première guerre mondiale ils constatent que la situation financière des États vaincus rend nécessaire de repenser totalement leurs systèmes fiscaux et budgétaires. Pour ces deux auteurs, les finances publiques apparaissent alors à la fois comme
un révélateur des maux de l'État, et comme un facteur agissant de première importance dans
la structuration des institutions publiques. « Le budget est le squelette de l'État débarrassé de
toute idéologie trompeuse », explique Goldscheid, repris en 1918 par Schumpeter dans son article pionnier, The Crisis of the Tax State.
Dans un contexte de sciences sociales marquées par la recherche d'un fil directeur historique à la construction étatique, alors que Max Weber a publié quelques années auparavant L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Schumpeter voit dans les finances publiques une façon alternative de concevoir l'émergence de l'État et la formation des sociétés bureaucratisées, économiquement spécialisées du XXe siècle. Il n'hésite pas à écrire que « notre peuple est devenu ce qu'il est sous la pression fiscale de l'État ». Son analyse approfondie du passé fiscal des grands États occidentaux montre comment les méthodes
traditionnelles de financement des rois se sont heurtées à des dépenses militaires de plus en
plus exubérantes pour aboutir à la création des premiers impôts. Lorsque ces prélèvements,qui accompagnent et créent tout à la fois le développement d'une économie de marché, finirent par prendre une place prépondérante dans le financement des dépenses royales, l'État est né dans sa forme moderne que nous lui connaissons : celle de « l'État fiscal » (tax state).
Schumpeter synthétise l'esprit de son article en une phrase : « la fiscalité a tellement de rapports avec l'État que l'expression “État fiscal” tient presque du pléonasme ».
Les travaux de Goldscheid et Schumpeter n'ont pas marqué le XXe siècle, et la sociologie fiscale a été quelque peu oubliée au profit de thèses plus classiques sur l'expansion du capitalisme et la diffusion de l'idéologie politique libérale. Aujourd'hui, si les manuels les plus utilisés en sociologie politique évoquent fréquemment les propositions d'inspiration économique d'Immanuel Wallerstein, de Barrington Moore ou encore de Norbert Elias, très peu de place est faite aux conceptions socio-fiscales de l'histoire des États, reléguées le plus souvent à quelques lignes dans l'analyse des démonstrations de La dynamique de l'Occident.
Les quelques travaux récents de sociologie économique visant à rénover les textes de
Schumpeter demeurent rares sur la scène académique.
L'objectif de ce travail est de fournir un premier effort d'actualisation des intuitions
aujourd'hui presque séculaires de la sociologie fiscale, autour du thème de la création étatique
et démocratique à l'époque contemporaine. La forme bureaucratique et rationnelle de domination politique des sociétés, qualifiée par Weber d'État moderne, est aujourd'hui presque unanimement acceptée comme la forme la plus adaptée de gouvernement des hommes. L'idée d'un pouvoir politique exercé par le peuple, au nom du peuple et pour le peuple s'est généralisée, au point que Francis Fukuyama a pu voir à la fin des années 80 la fin de l'histoire dans une telle diffusion du modèle de gouvernance occidental. Mais si le principe est universel, ses formes concrètes varient énormément d'une région à l'autre, et il est encore de nombreux pays où l'État est fragile, ses institutions mal définies et son autorité contestée, et où la démocratie tarde à s'implanter et à s'enraciner. C'est à ces sociétés que cette recherche s'intéresse, avec pour ambition de dégager à partir d'un cas concret – le Nigeria au tournant du XXIe siècle – un certain nombre de données sur la relation entre finances publiques, création institutionnelle publique et démocratisation.
[...] Dans une analyse de juillet 2003 pour le compte du FMI27, Xavier Sala-I-Martin et Arvind Subramanian démontrent ainsi que le pays souffre de déficits institutionnels majeurs qui handicapent fortement sa croissance. S'appuyant sur les données économétriques disponibles depuis l'indépendance, ils affirment que la maladie hollandaise n'a que peu prise sur l'économie nigériane. En revanche, ils montrent que le gaspillage est énorme : malgré des investissements gouvernementaux soutenus, l'utilisation des capacités dans le secteur manufacturier est tombé d'environ 74% en 1975 à moins de 40% aujourd'hui. [...]
[...] Au sein ce sous-continent, le Nigeria n'apparaît pas à première vue comme le cas le plus pertinent : sa démocratisation est encore très récente (1998) et la jeunesse de ses nouvelles institutions ne permet pas de tirer des conclusions quant à la stabilité à venir de son nouveau régime. Le pays n'a notamment pas encore passé le test des deux transitions que Samuel Huntington utilise pour caractériser les démocraties consolidées : la réussite successive de deux passations de pouvoir électorales entre gouvernants différents. [...]
[...] Néanmoins, cela ne signifie pas l'enracinement de la démocratie dans la région. C'est autour du thème de la structure fédérale de l'État que se déroule l'essentiel des débats actuels sur la consolidation démocratique dans le pays. Les problèmes persistants dans le delta du Niger ne sont que l'exemple le plus médiatisé de l'insatisfaction de la majorité des composantes de l'État nigérian quant à la formule actuelle d'allocation des revenus, et donc de redistribution des gains de la manne pétrolière. A travers ces revendications, c'est l'ensemble d'un système dominé par les transferts de revenus de l'État central aux régions qui est remis en cause. [...]
[...] A sa mesure, l'État sculpte la société pour faciliter son entreprise de prélèvement fiscal et de redistribution des ressources, et l'organisation de la collecte publique révèle tout autant qu'elle contraint l'inspiration politique des dirigeants du pays. L'histoire regorge d'exemples quant à l'intérêt d'une telle approche, car les finances publiques constituent le lieu privilégié de l'interaction entre institutions politiques et structure de l'économie : Max Weber lui-même écrit dans Économie et Société que les rapports entre l'économie et les groupements [politiques] à orientation principalement extra-monétaire se manifestent le plus directement dans leur manière de se procurer des utilités pour leur activité de groupement. [...]
[...] Dans cette perspective, il est très difficile de conclure à l'heure actuelle quant aux chances de consolidation de la démocratie dans le pays. Des plans gouvernementaux existent : volonté d'intégrer plus de transparence dans le système des 41 revenus pétroliers (programme NEITI46 Nigeria Extractive Industry Transparency Initiative), volonté d'assurer une plus grande équité sociale et un développement plus harmonieux de l'économie non-pétrolière (programme NEEDS47 National Economic Empowerment and Development Strategy). Mais ces efforts n'en sont qu'à leur phase de mise en place, et il est très loin d'être certain qu'ils réussiront lorsqu'ils seront confrontés aux volontés conservatrices des élites locales. [...]
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