Depuis environ 20 ans, entreprises, agences de marketing et de communication, font des affaires sur le marché de l'humanitaire. « La charité est devenue un produit de consommation de masse », souligne Bernard Kouchner en 1986. « Nous sommes habitués aux tam-tams de la philanthropie*, les instruments se sont lentement mis en place, année après année. Nous vivons à leur rythme.» (Bernard Kouchner, Charité Business, 1986).
On pourrait penser que s'en prendre à la charité, c'est vraiment chercher le bâton pour se faire battre et vouloir se mettre tout le monde à dos, tant elle représente une valeur incontestée. Pourtant, mettre en cause les limites de l'humanitaire est devenu un exercice répandu… Actuellement, nombreux sont ceux qui pointent du doigt ses dérives, et notamment ceux qui appartiennent ou qui ont appartenu au système humanitaire lui-même. Ainsi, Sylvie Brunel a récemment défrayé la chronique : après avoir quitté l'Organisation Non Gouvernementale* (ONG) Action Contre la Faim (ACF), dont elle avait été la présidente, elle en dénonce les abus, accusant notamment les ONG d'être des « business soucieux des parts de marché ».
Si le phénomène humanitaire explose dans les années 1980-90, l'aide apportée à son prochain n'est pas un phénomène nouveau. Elle s'enracine dans la tradition de la charité chrétienne, puis dans la pensée des philosophes du 18ème siècle, avant de se structurer progressivement au début de notre siècle. Le terme « humanitaire », lui, est récent. Il apparaît vers les Années 1830 dans l'expression « esprit humanitaire ». Littré définit l'adjectif « humanitaire » comme « ce qui intéresse l'humanité toute entière », l'adjectif s'appliquant aux « partisans de l'humanité considérée comme un être collectif ». Cependant, c'est dans son aspect concret d'action, d'aide à tout être humain, que l'humanitaire sera amené à connaître le succès qu'on lui reconnaît. Dans les Années 1970-1980, il sert à décrire les associations spécialisées dans l'intervention médicale d'urgence à l'étranger, avant de trouver une consécration institutionnelle avec la création en 1986 du secrétariat d'Etat à l'Action humanitaire.
L'action humanitaire connaît aujourd'hui un développement sans précédent, au point de devenir une véritable industrie. L'humanitaire est désormais partout : dans la boîte aux lettres, au coin de la rue, au salon, le soir, à l'heure des informations télévisées. Il s'engouffre dans le quotidien, dérangeant le confort frileux et inquiet de nos vies : sida, Bosnie, Rwanda, banlieues…Inscrit dans une société hypermédiatisée, il tend à en épouser les formes et les excès en nous administrant une vision parfois schématique et donc faussée des problèmes. Comment prendre du recul par rapport aux images sélectives, réductrices et parfois trompeuses ? Que penser de la générosité spectacle ? Cet assaut d'information ne risque t-il pas d'anesthésier toute velléité d'intervention ? Voici certaines des questions auxquelles nous tenterons de répondre par l'analyse de ce que l'on appelle le Charity-Business*.
Au sens le plus strict, le Charity-Business consiste, pour une entreprise, à s'engager dans l'action humanitaire par le biais d'un partenariat avec une ONG. Les ONG sont des organisations privées oeuvrant à des tâches d'intérêt général, elles s'opposent aux organisations gouvernementales ou intergouvernementales comme les agences spécialisées de l'Organisation des Nations Unies (ONU)*. L'aide passe par un versement d'argent, un don matériel ou encore un prêt d'infrastructures. De même, nombreuses sont les « stars » (de la chanson, du cinéma, du sport…) qui utilisent leur célébrité au profit d'actions humanitaires, autre facette du Charity-Business. Plus largement, le Charity-Business consiste à faire un marché de l'humanitaire, par l'intermédiaire de sa médiatisation et de sa professionnalisation. C'est la naissance d'un véritable marketing humanitaire.
Face à l'apparition de ce phénomène de marketing humanitaire, et en raison des nombreuses critiques formulées à son égard, une question s'impose : « L'humanitaire, notamment depuis l'intervention du Charity-business, n'a-t-il pas dévié de son sens premier pour devenir un marché, un spectacle, une bureaucratie… en d'autres termes, tout sauf de l'humanitaire ? ».
Il semblerait en effet que l'humanitaire soit devenu un business, entre galas de charité, partenariats, publicité, détournements de fonds ou encore médiatisation fondée sur la pitié. Cette nouvelle forme, décorée de paillettes, recouverte de billets, tout ceci sous un zeste de théâtralisation, ne paraît pas compatible avec les valeurs prônées par l'aide humanitaire. Pourtant, à bien des égards, ce phénomène se fond dans la société de telle manière qu'il paraît être difficile à enrayer.
Le Charity-Business s'est imposé avec l'évolution globale de la société et des crises qui l'ont secouées : de la charité religieuse aux totalitarismes du 20ème siècle, la route de l'humanitaire fut longue, mouvementée, et ses mutations profondes. Face au besoin grandissant de financement, le Charity-Business devient le fidèle allié d'un mouvement humanitaire qui prend de plus en plus d'ampleur. Cependant, nous verrons que les dérives actuelles du système, tant financières que médiatiques, ont des conséquences néfastes sur la perception de l'aide humanitaire. L'humanitaire serait en passe de devenir un artifice médiatique plus qu'une valeur de solidarité, et il s'agit de s'interroger sur l'avenir de son action.
La remise en cause de l'action humanitaire est, nous l'avons vu, d'actualité. Courante, elle est, peut-être de ce fait, un peu vaine. « Et vous, que proposez-vous de mieux ? » entend t-on couramment répliquer à ceux qui se lancent dans la dénonciation des excès de la pratique. Certes, la critique est aisée mais l'art est difficile. Ainsi, il me semble d'ores et déjà nécessaire de signaler que ces paradoxes, auxquels il est urgent de réfléchir, ne peuvent en rien effacer la puissance et la raison d'être de l'humanitaire. Le débat qui est le nôtre ne vise aucunement en la négation de l'action humanitaire, nécessaire et légitime, mais en la dénonciation de ses limites. De même, cette dénonciation n'a pas pour but de critiquer purement et simplement un principe de nos jours très controversé, mais d'observer ses limites en vue de réfléchir à des pistes d'amélioration ou de mutations potentielles au sein du système.
[...] Il en est de même dans le cadre des charity-shows, voire même de l'humanitaire en général. Il est vrai qu'il ne s'agissait plus depuis longtemps d'informer, mais de communiquer. Pour les médias comme pour les ONG, pour les stars de rock comme pour l'ONU, l'heure n'était pas à l'analyse, qui divise, mais aux épanchements, qui rassemblent. Pour tout le monde à l'exception notable des intéressés le grand protocole compassionnel, qui cimente le consensus, était infiniment plus profitable que les rébarbatives considérations critiques, qui favorisent le dissensus C'est bien pourquoi personne, mis à part deux petites ONG, ne s'est préoccupé de savoir pour quelles raisons des centaines de milliers d'Ethiopiens avaient fui leur pays. [...]
[...] Ce charity-concert inaugure une série d'émissions TV, d'albums de variété, de Coluche à Jean-Jacques Goldman pour les Restos du Cœur à Bob Dylan pour le Farm Aid, et de shows dont le plus grandiose reste aujourd'hui le Band Aid de Bob Geldof. Si certaines personnalités du monde du spectacle avaient déjà montré leur intérêt pour les malheurs d'autrui (Humphrey Bogart dans des films pour la Croix-Rouge), la version glamour de l'humanitaire se généralise : on découvre Sophia Loren ambassadrice du HCR en Somalie, Harry Belafonte pour l'Unicef au Rwanda, B-H L. en Bosnie, Richard Gere au Tibet ou encore Sting en Amazonie. [...]
[...] La part des sommes versées aux ONG et aux autres organisations par les états, les ministères ou les institutions internationales, est devenue de plus en plus importante. Globalement, de à peine au début des années 1970, elle dépasse désormais les pour atteindre 75, voire 80% dans le budget de certaines ONG. Les premiers donateurs sont le gouvernement américain (avec l'USAID), l'Union Européenne (avec le programme ECHO), le Japon et les états d'Europe du Nord. Ainsi, la dépendance des ONG vis-à-vis des fonds publics s'accroît : en 1996, MSF reçoit 158 millions de francs de l'Etat, de la CEE et du HCR, sur un budget de 342 millions. [...]
[...] Il existe de véritables codes de la dramaturgie, des symboles, des produits porteurs Certaines publicités ont ainsi été à l'origine de vives polémiques, à l'image de la célèbre affiche de l'AICF mettant en scène une jeune somalienne, Leila. Trop manichéenne, associant pauvreté et laideur faisant rimer santé avec beauté, normalité et humanité cette publicité a choqué. Cependant, n'a t-elle pas choqué parce que, justement, elle montrait la réussite de l'aide, l'image d'une jeune somalienne guérie et heureuse ? C'est en tous cas l'avis de Sylvie Brunel, directrice de l'AICF à l'époque. [...]
[...] Par exemple, je viens de voir la dernière campagne d'Action Contre la Faim qui dit : Un mort toutes les quatre secondes J'ai la rage qui me monte au ventre quand je vois ça. Qu'est-ce que ça veut dire : un mort toutes les quatre secondes ? Ca ne veut rien dire, c'est de la démagogie, l'instrumentalisation d'une représentation. Ce n'est pas ça la faim dans le monde. Et il n'y a pas une organisation qui soit capable de lutter contre la faim, ce n'est pas vrai. [...]
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